Valérie Gauthier
Professeure à HEC et conseil en entreprise
Valérie Gauthier est improbable : elle a été championne de ski, de tennis, puis de nouveau de ski, catégorie Masters. Elle a étudié la psychologie, la poésie et la littérature, et enseigné le leadership à HEC et au MIT. Elle a écrit un livre, dans lequel elle développe sa conception inédite du leadership, et a ensuite lancé sa propre activité pour accompagner les dirigeants d’entreprises dans leur développement personnel et interpersonnel, les deux étant le revers de la même médaille. En amont des Sommets, elle nous livre quelques pistes de réflexion sur le leadership tel qu’elle le conçoit et le transmet, tout entier tourné autour de l’intuitif et du relationnel.
Tu as dirigé pendant 8 ans le programme du MBA de HEC Paris, avant d’être invitée au MIT pendant 2 ans. A ton retour, tu as écrit Le Savoir-Relier : vers un leadership intuitif et relationnel (paru aux éditions Eyrolles en 2014), et lancé ton activité d’accompagnement de dirigeants d’entreprises, là encore inspirée de ton travail autour du Savoir-Relier.
D’où vient ce terme, et que signifie-t-il pour toi ?
Après 10 ans l’enseignement à HEC, j’ai accepté la mission de diriger le programme de MBA, et très vite d’accompagner ses 200 participants de 50 nationalités différentes, ayant entre 30 et 35 ans et se trouvant en phase de repositionnement professionnel. J’ai eu la chance, d’une certaine manière, d’avoir carte blanche pour innover, ce que j’ai fait, en recentrant le programme autour du leadership. Le MBA était en quelque sorte un terrain d’expérimentation formidable pour accompagner les participants dans leur développement, notamment le développement de leurs compétences relationnelles, qui sont à mon sens le nerf de la guerre. Après ces huit années de direction à HEC, je suis partie enseigner au MIT pendant 2 ans. C’est à ce moment que j’ai pu prendre un peu de recul sur tout ce que j’avais observé et expérimenté pendant que j’accompagnais mes étudiants, et que j’ai pu prendre le temps de formaliser ces enseignements pour en faire une méthode, que j’ai appelée « Savoir-Relier ».
La Savoir-Relier est donc une méthode visant à développer le leadership à travers l’amélioration de nos capacités relationnelles ?
Au cours de toutes ces années d’accompagnement et de réflexion, quelque chose est devenu évident, à savoir que le moteur et la ligne directrice de tout projet est le sens. Et par sens, j’entends à la fois vision, direction, signification, mais aussi sensibilité. Il s’agit d’apprendre à mieux écouter, à mieux observer, à être plus attentif. Les compétences relationnelles sont, sans aucun doute, au centre du leadership. Si, dans une organisation, on sait créer des relations de confiance et de collaboration, si on sait relier, alors on crée les conditions pour que tout le monde puisse donner le meilleur de lui-même ou elle-même.
Les compétences relationnelles sont-elles un dérivé des compétences émotionnelles, ou parle-t-on d’autre chose ?
Les compétences relationnelles sont assez spécifiques, et sont à mon sens celles qui font vraiment la différence lorsqu’on parle de leadership : comment connecte-t-on avec les autres ? Comment crée-t-on des relations de confiance ? Comment détend-on une situation conflictuelle ? Ce sont ces compétences-là qui m’intéressent dans le Savoir-Relier.
Comment fait-on, concrètement, pour améliorer ses compétences relationnelles ?
Il faut apprendre à utiliser toutes ses ressources, notamment les ressources physiques, corporelles et sensorielles. Car l’information passe par là. Il y a une histoire que j’aime raconter, c’est celle d’une sortie à ski en montagne que j’ai faite il y a bien longtemps, avec un guide expérimenté. Nous étions en train d’évoluer dans une zone hors-piste, quand soudain notre guide nous a demandé de nous décaler et nous abriter, sans explication. Quelques secondes plus tard, une avalanche se déclenchait exactement là où nous nous serions trouvés s’il n’avait pas réagi. Le guide avait senti que quelque chose se préparait.
N’est-ce pas là une parfaite démonstration de l’intuition à l’œuvre ?
Absolument. L’intuition est un mélange d’expérience et de ressenti physiologique. Elle se manifeste via les sens. Si nous ne sommes pas attentifs à nos sens, nous pouvons passer à côté d’informations capitales, vitales même.
Est-il possible de se reconnecter à nos sens à l’ère de l’hyper connectivité ?
C’est un sujet, naturellement. Il s’agit d’arriver à revenir au réel, à se reconnecter au réel.
Il y a un exercice que j’aime bien faire avec les étudiants ou professionnels que j’accompagne : il consiste à montrer à des personnes la photo d’un ours, et de leur demander d’écrire ce qu’ils voient, sans se concerter. Lorsqu’on lit les résultats, c’est troublant de voir combien les gens projettent et interprètent l’image qui est devant leurs yeux. Ils décrivent tantôt un ours en colère ou agressif tantôt un ours qui bâille ou défensif, etc. Si on demande à un enfant de 2 ans ce qu’il voit sur cette même photo, il y a de forte chance qu’il nous décrive un gros ours marron. Mais un adulte, non : l’adulte aura inconsciemment passé l’image au filtre de sa perception, qui sera elle-même potentiellement influencée par plein de choses, allant de son humeur du moment à ses peurs, en passant par ses préjugés, ou encore ce qu’il sait déjà. Le but de l’exercice est, précisément, de mettre en évidence que ce que nous voyons n’est en général pas le réel, mais une perception personnelle du réel, autrement dit une interprétation, voire un jugement.
Nos conflits ou absences de dialogue seraient donc, selon toi, une conséquence de ces interprétations ?
En partie, oui. Comprendre que nous interprétons constamment ce que nous voyons permet ensuite de chercher à comprendre pourquoi nous voyons ce que nous voyons, et en quoi notre propre perception impacte le réel. Ce sont nos filtres, et notamment nos jugements, qui viennent pourrir voire tuer les relations. Et on a beaucoup de mal à redescendre de notre échelle d’inférence, de revenir au réel, sans interprétation. C’est pour cela qu’il faut essayer de se replacer à un niveau sensoriel, afin d’aborder les choses, les gens et les événements de manière plus objective en reconnaissant et en essayant de comprendre la subjectivité de chacun.e. C’est en effet en comparant nos subjectivités – à travers un dialogue – qu’on peut mieux se comprendre. De fait, beaucoup des problèmes d’aujourd’hui, y compris au niveau macroéconomique -il suffit de regarder ce qu’il se passe avec la Russie – provient d’un manque d’écoute. Aucun effort n’est fait pour essayer de comprendre l’autre. Dans les entreprises, c’est souvent la même chose. C’est pour cela que j’accompagne les dirigeants à améliorer leur capacité relationnelle. Le but n’est pas d’arriver à éviter tout conflit, évidemment, mais d’apprendre à mieux comprendre d’où ils viennent, pour mieux y répondre, et s’adapter.
Voyez-vous une différence entre le leadership des jeunes générations de dirigeants et celles de leurs ainés ?
Oui, sans aucun doute. La vulnérabilité du dirigeant est devenue plus acceptable, voire carrément une force. Les nouvelles générations de dirigeants semblent avoir compris que cette dernière, pour autant qu’elle soit authentique, permet l’ouverture à l’autre. Quand on montre qu’on est vulnérable, on montre qu’on sait que l’on a besoin des autres. Et donc que l’on va leur faire une place.
Peut-on dire que le développement personnel est désormais une chose à laquelle les dirigeants osent enfin s’intéresser, ou est-ce encore marginal ?
De plus en plus d’entre eux s’y intéressent, et cherchent à s’améliorer. Mais tout le monde n’y est pas prêt. D’ailleurs, lors de mes formations, je n’accepte pas tout le monde. A mon sens il faut remplir trois conditions pour pouvoir réellement progresser, que j’appelle les 3G : genuine, generous et generative. Genuine – authentique en français -, parce qu’il faut se montrer capable de dire ce que l’on pense vraiment, faire preuve de transparence et d’ouverture. Generous, parce qu’il faut se montrer prêt à l’écoute, être réceptif. Et enfin Generative, parce qu’il faut se montrer prêt à produire de la valeur, à être véritablement constructif, montrer que l’on a envie d’apprendre pour être performant. Lorsque l’on remplit ces trois conditions, on peut vraiment s’améliorer. Et ça fait beaucoup de bien. 130 000 personnes ont suivi mes Moocs, et presque tous les retours que j’ai eus disent la même chose : qu’est-ce que cela fait du bien de mieux échanger, dialoguer, de savoir construire et entretenir de meilleures relations.
La psy de couples belgo-américaine Esther Perel aime à répéter que « la qualité de nos relations détermine la qualité de notre vie ». Finalement, ce que tu dis est qu’elle détermine aussi la qualité de notre leadership, est-ce bien ça ?
Oui. Encore une fois, cela fait du bien de mieux s’écouter et se comprendre. Et cela peut faire une vraie différence.
Propos recueillis par Sophie Guignard.