“La première chose à faire est de trouver les bonnes questions”

L'interview de Julien Devaureix

Fondateur du podcast Sismique

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Vous connaissez l’histoire : prépa, école de commerce, multinationales, vie d’expat, grandes villes, grande vie : celle des winners. Sauf qu’à force de regarder par la fenêtre de son 55ème étage hongkongais, Julien a fini par avoir le tournis, et envie de prendre une autre sorte de hauteur. Winner de quel jeu ? s’est-il d’abord demandé. Et puis, avec quelles règles, et qui en a décidé ?

Quelques mois plus tard, il rentrait en Europe, se plongeait dans les livres, des podcasts, des documentaires, interviewait du monde, de Noam Chomsky à Dennis Meadows en passant par Aurélie Jean ou Gaspard Koenig…. Tout ça pour essayer de comprendre la marche du monde, et la nôtre avec lui. De ce jus de cervelles est né son propre podcast : Sismique, et un livre à venir, fondé sur le même constat : le monde change, et on n’y comprend rien.

En amont de sa participation à la prochaine édition des Sommets, Julien a accepté de répondre à quelques questions simples. Enfin… non. Pas simples. 

OSS 117 : Changer le monde ? Quelle drôle d’idée !

 

Tu ouvres le premier chapitre de ton livre sur une citation du mathématicien Bertrand Russel, à savoir  : « L’ennui dans ce monde, c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doutes. […] Ne soyez jamais absolument certains de quoi que ce soit ». Le doute est-il le point de départ de Sismique et du livre qui en découle ? 

Effectivement, le doute est central dans ma démarche. Mais je dirais que c’est la prise de conscience de ma propre ignorance qui a été le point de départ, le véritable déclencheur. En cherchant à m’informer, en ouvrant de nouveaux sujets, j’ai assez vite réalisé que j’en savais en fait beaucoup moins sur le fonctionnement du monde que ce que je pensais auparavant. Et je me suis dis que je ne devais pas être le seul. 

“L’effet de Dunning-Kruger explique que plus nous sommes incompétents dans un domaine, plus nous avons tendance à surestimer notre compétence- et inversement”

 

Cette ignorance qui s’ignore est d’ailleurs un des marqueurs de notre époque et elle est devenue problématique dans la mesure où bien plus qu’avant nous partageons nos moindres opinions en étant certains qu’elles sont parfaitement fondées et justes. C’est d’ailleurs un phénomène que deux psychologues américains ont mis en lumière à la fin des années 90, depuis baptisé l’effet Dunning-Kruger. En substance, cela dit que plus nous sommes incompétents dans un domaine, plus nous avons tendance à surestimer notre compétence. A l’inverse, plus nous devons être compétents, plus nous avons tendance à sous-estimer notre compétence. Toujours est-il que ce phénomène conduit ceux qui en savent le moins à parler davantage que ceux qui en savent le plus. Tout cela étant ensuite amplifié par les réseaux sociaux. Dès lors, il n’y a plus vraiment de place au doute, ce qui en général nous convient, puisque l’incertitude fait peur, alors que la certitude rassure.  Dans mon livre, j’ai -entre autres- voulu montrer que nous aurions intérêt à nous questionner un peu plus, d’autant plus que notre monde est devenu d’une très grande complexité. 

 

Tu parles du monde et de la vie comme un grand jeu dont nous serions les protagonistes un peu dépassés : le monde est-il vraiment devenu trop complexe et trop imprévisible pour qu’on puisse avoir la moindre emprise sur le cours de choses ? 

Le fait que le monde soit complexe n’est pas nouveau. Et le fait est que nous comprenons bien mieux aujourd’hui le fonctionnement des choses que nos ancêtres. La pensée critique et la science notamment sont passées par là et nous ont permis de comprendre les lois de la physique, et certaines règles du jeu qui nous étaient inconnues il y a peu. Mais nous avons désormais un double problème. D’une part, à force de découper le réel en petits morceaux pour pouvoir le comprendre, nous ne savons plus regarder l’ensemble du système (et nous faisons de graves erreurs de diagnostic) et d’autre part la confiance en la raison se délite et on sait plus à quel saint se vouer. De là naît une grande confusion.

 

“La première chose à faire est de trouver les bonnes questions” 

 

Mais le fait est que rien n’arrive par hasard et que les événements alarmants auxquels nous sommes confrontés proviennent de causes profondes que l’on se doit de bien comprendre si l’on veut avoir une chance de s’en sortir. C’est ce que j’appelle les “règles du jeu”. Il nous fait étudier les tendances qui créent les événements et les structures qui sont à l’origine de ces tendances, ne pas rester à la surface et se contenter de solutions qui ne sont que des pansements sur une jambe de bois. La première chose à faire est de trouver les bonnes questions. 

Est-ce de toute façon possible ? A t-on la main sur le jeu dans lequel nous sommes embarqués ? 

Pas forcément. Clairement, beaucoup de choses nous dépassent et il se peut que nous soyons embarqués dans une dynamique générale sur laquelle nous n’avons plus la main. Cela ressemble à une forme de fatalisme (qui nous rappelle les thèses de Hegel sur l’histoire), mais le fait est qu’on est en droit de se demander s’il y a un pilote dans l’avion au vu des tendances actuelles.
Mais, à notre échelle personnelle, nous avons une certaine marge d’action, et c’est au final cela qui devrait nous intéresser. Agir dans le but de “changer le monde” me semble être une ambition démesurée qui peut conduire au burn-out ou à la dépression à terme. Cela reste un moteur chez certains car l’histoire peut être lue comme une somme d’actions individuelles portées par cette idée de peser sur le monde, mais l’ampleur de la tâche peut aussi être paralysant. Je ne sais pas si on peut changer le monde, mais chacun peut décider pour lui-même qui il ou elle a envie d’être, quel rôle porter, quelle éthique adopter. Ça ne veut pas dire ne s’occuper que de soi, mais ça veut dire partir de soi, de sa propre manière de “jouer”.

Quoi qu’il en soit, je crois vraiment qu’il s’agit déjà d’essayer d’être plus lucide, pour, encore une fois, tenter de se poser les bonnes questions (sur soi et le monde) et faire des choix pour les “bonnes” raisons. Bien sûr, c’est une réflexion philosophique vieille comme le monde que celle du sens…

 

Les entreprises font, plus que jamais, partie d’un système complexe, fait de beaucoup d’incertitudes”

 

Et les entreprises, que peuvent-elles faire ?

Les choix que fait une entreprise, c’est ce qui constitue sa stratégie. Pendant longtemps, les entreprises n’ont pas vraiment eu besoin de prendre le contexte en compte pour la définir. Aujourd’hui, on voit que ce n’est plus possible. Les entreprises font, plus que jamais, partie d’un système complexe, fait de beaucoup d’incertitudes. Établir une stratégie sans réfléchir au contexte, sans l’interroger, est un pari devenu très risqué. On revient sur l’idée de lucidité : il revient aux dirigeants d’entreprise d’essayer d’être les plus lucides possibles, pour faire les meilleurs choix possibles. 

 

Je voudrais conclure notre entretien sur un petit paragraphe de ton livre qui, au milieu de tant de questions, fait du bien tant il relativise un peu tout cela. Il se trouve au début du manuscrit, mais il pourrait aussi bien à mon sens se trouver à la fin aussi. Le voici :

« Je regarde un documentaire sur la fin du pétrole, sur l’effondrement à venir de notre civilisation. Je zappe. Je visionne une vidéo sur SpaceX et sa fusée géante. Fascinant, nous irons sur Mars en 2030 ! Je lis un rapport sur l’avenir du climat. Flippant. Mars me semble bien loin.  

(…) La Russie envahit l’Ukraine. On ne parle plus du covid.  

En attendant le bus, j’explique à ma fille que le cours de l’énergie a  été multiplié par 35 sur les marchés, que c’est la faute de Poutine. Elle me dit qu’elle a cinq ans, qu’elle n’a pas encore appris les multiplications et que c’est pas bien d’accuser les gens. Pas faux. 

Je « scrolle » sur Instagram. Un chat rigolo, une fille qui danse, un footballeur en jet privé. Je scrolle encore, encore… encore. On rate le bus. 

Une dame me dit de décrocher des écrans, à cause d’eux, la capacité d’attention moyenne d’un humain est aujourd’hui de huit  secondes, moins qu’un poisson rouge. Fichus algorithmes !  

Je lis un rapport sur les pénuries à venir, en eau, en blé, en ciment,  en PlayStation, en tout… C’est la canicule, les fleuves sont à sec, les  forêts brûlent, l’inflation explose et on rationne l’électricité. L’avenir est déjà là.  

Les Chinois tournent autour de Taïwan, la moitié de la grande barrière de corail est morte en 25 ans, Kim Kardashian a 330 millions de followers sur Instagram et il faudrait manger 21 oranges pour retrouver les nutriments d’une seule orange de 1950. J’angoisse. Je sors. Il fait nuit, je lève les yeux. En voyant les étoiles, je me dis que nous ne sommes que des grands singes qui s’amusent sur une planète perdue au milieu de nulle part. Je respire. »

A très bientôt aux Sommets pour respirer….

 

Propos recueillis par Sophie Guignard.

 

L’ouvrage de Julien Devaureix est disponible en pré-commande :

https://urlz.fr/k9LV

Pour plus d’échanges inspirants, rendez-vous aux Sommets les 3, 4 et 5 avril 2023 à Méribel.