le 26 novembre 2024 9 minutes

Stéphane Tourreau – Vice-champion du monde d’apnée : « La performance en elle-même est vide de sens »

Lorsque Jacques Mayol, en 1976, annonce vouloir descendre à cent mètres de profondeur en apnée, le monde scientifique plaide la folie. Ce n’est pas possible, le corps ne supportera pas. Aujourd’hui, les meilleurs apnéistes (en poids constants, c’est à dire avec une palme et une corde) descendent à plus de 120 mètres, voire 130 pour les recordmans. Est-ce une folie ? Peut-être. Une performance, assurément. Quelque chose de plus, certainement. Que vont chercher ces hommes et femmes dépouillés de toute oxygène dans les grandes profondeurs de la mer ? Quelle énergie fait battre leurs palmes et onduler leurs corps pour les conduire dans les abysses, là où le coeur ne bat plus que ce qu’il faut et que le cerveau s’endort ? La quête de la performance à elle-seule peut-elle suffire à expliquer l’attrait de ces créatures aquatiques pour la limite ? Ou est-ce quelque chose, précisément, de plus profond ? Et puis concrètement, comment fait-on pour parvenir à conditionner son corps et son esprit à de telles épreuves ? 

Stéphane Tourreau, improbable rejeton de la région qui, après une jeunesse à plonger dans les lacs haut-savoyards, fait désormais partie des plus “profonds”, sera parmi nous à la prochaine édition des Sommets. En amont de sa participation (et son atelier pour les plus audacieux !), il nous livre quelques pistes pour tenter de comprendre les moteurs et ressorts de sa discipline. 

Stéphane, comment cette histoire a-t-elle commencé ?

J’ai découvert l’apnée un peu par hasard, alors que j’étais en vacances en Corse. J’avais environ dix ans. Petit, j’avais des troubles de la concentration. Quand je mettais la tête sous l’eau, je me sentais bien, j’arrivais à me concentrer. Ça me faisait du bien, alors j’ai commencé à en faire de plus en plus. Adolescent, à Thonon, chez moi, j’ai commencé à m’entrainer, mais de manière informelle, pour ne pas dire complètement à l’arrache. La discipline n’existait pas, il n’y avait aucune structure pour plonger. J’ai fait toutes les bêtises imaginables.

A quel moment as-tu eu besoin de professionnaliser ta pratique ?

Autour de dix-huit ans, je suis parti dans le sud de la France pour demander conseil aux grands de la discipline. Là-bas, j’ai rencontré Guillaume Néry et Loïc Leferme (qui est décédé quelques mois plus tard dans un accident de plongée), qui m’ont expliqué qu’il me fallait des infrastructures, notamment les piscines, indispensables à la professionnalisation de mon entraînement. Ils m’ont conseillé de développer la discipline en Haute-Savoie, via des cours et écoles de plongée en apnée, ce que j’ai fait.

En 2016, tu es devenu vice champion du monde d’apnée, avec un record à 104 mètres en monopalme. Tu plonges désormais à plus de 120 mètres de profondeur. Comment expliques-tu ces énormes progrès ?

La discipline a beaucoup progressé dans son ensemble, car nous sommes de plus en plus nombreux à nous y essayer. Les records se situent aujourd’hui à 130 mètres, avec pas mal de prétendants aux titres. Pendant longtemps, les meilleurs étaient loin devant. Désormais, c’est plus serré, signe que l’apnée devient une vraie discipline sportive.

La quête de performance en apnée n’est qu’un moyen de se développer soi-même, de se découvrir. »

Comment est-ce possible de descendre à 120 mètres de profondeur en apnée, à la fois physiquement et mentalement ?

Tenir quelques minutes en apnée est à la portée de tout le monde. Avec un peu de préparation, et des exercices de respiration, n’importe qui peut y arriver. En revanche, passer un certain cap supposer d’arriver à aligner pas mal de facteurs : un bon environnement d’entrainement, un bon environnement humain – c’est à dire une équipe de qualité et des relations saines-, et enfin une très bonne connaissance de soi.

C’est à dire ? Qu’est-ce qui dans ton cas a changé la donne au niveau de ta performance ?

Ce qui change la donne, c’est le relâchement. Il faut arriver à être capable de lâcher totalement prise, de mettre son cerveau et ses pensées en pause pour ne plus se concentrer que sur son corps et être dans le moment présent. C’est une méditation. D’ailleurs, la pratique de la méditation m’a énormément aidé dans ma discipline. Elle m’a permis de tenir mes pensées à distance, de réguler mon stress. Tout ceci m’a permis de mieux économiser mon énergie et mon oxygène. Mais également de devenir plus intuitif, et donc de prendre de meilleurs décisions.

Les meilleurs apnéistes sont ceux qui savent freiner leur égo, revenir en arrière lorsqu’il le faut ». 

Le stress était-il ton point faible ?

Oui, de loin. J’ai beaucoup travaillé là dessus. Mais avec le temps, je réalise aussi que je le surévaluais par rapport à celui de mes concurrents. J’avais toujours l’impression d’être plus stressé que les autres. La réalité, c’est que le jour de la compétition, il est impossible de ne ressentir aucun stress.

Le but de l’apnée est de descendre le plus profond possible. En quoi cette quête de performance t’intéresse t’elle ?

Ce qui m’intéresse n’est pas tant d’aller le plus bas possible, mais d’en apprendre toujours plus sur moi. C’est bête à dire, mais l’apnée, c’est du développement personnel. Personnellement, l’apnée m’a permis de me sentir mieux. J’ai continué dans cette voie car elle m’aidait. La quête de performance n’est qu’un moyen de se développer soi-même, de se découvrir. A chaque fois qu’on arrive à aller plus bas, cela veut dire qu’il y a quelque chose qu’on fait mieux qu’avant.

L’autre aspect qui me motive beaucoup c’est le partage. Quand on bat son record, qu’on progresse, on progresse avec toute une équipe. On fait évolue et progresser tout le monde. C’est cela aussi qui est motivant. La performance en elle-même est totalement vide de sens.

L’apnée en profondeur est une discipline risquée, extrême, dans laquelle la course aux records peut s’avérer fatale. Faudrait-il selon toi supprimer la compétition ?

Non, la compétition est bénéfique. Elle permet de se dépasser, elle motive. Mais il est important de trouver un bon équilibre. Mais encore une fois, lorsqu’on cherche la performance pour la performance, à gagner pour gagner, on se casse la figure. Il faut d’abord avoir envie de progresser pour soi.

La discipline est également fascinante par la stratégie qu’elle implique : l’apnéiste doit annoncer la veille la profondeur qu’il ambitionne d’atteindre, sans savoir ce que les autres concurrents vont annoncer. Comment apprend-t-on à fixer les bons objectifs, à la fois ambitieux et réalisables ?

D’abord, il faut bien se connaitre, naturellement. Ensuite, sur la partie plus stratégique, je dirais qu’il faut apprendre à fixer ses objectifs d’abord en fonction de soi, avant d’intégrer la concurrence dans la réflexion. Je m’explique : au moment d’annoncer mon objectif, je sais à peu près à combien je peux aller, car il y a toujours une plongée la veille de la compétition. Je sais comment je me sens, je sais à peu près quelles seront les conditions de plongée du lendemain. En fonction de cela, je peux fixer un objectif à la fois ambitieux et réalisable. Ensuite, je regarde qui sont les autres apnéistes à participer. C’est un petit monde, on se connait bien, je sais à peu près qui peut faire quoi. Je connais aussi leur caractère, leur forme actuelle, etc… je peux donc élaborer des hypothèses quant aux performances qu’ils vont annoncer. Elles se vérifieront le lendemain… ou pas. Mais c’est là, aussi, que l’expérience est précieuse : à force d’observation, on gagne en intuition. Mais dans tous les cas, l’ordre de la réflexion doit être celui-là : je fixe d’abord mes objectifs en fonction de moi, puis j’intègre la concurrence dans la réflexion.

La frustration positive est pour moi un moteur puissant »

Quelle est selon toi la qualité que partagent les meilleurs apnéistes du monde ?

Pour moi, les meilleurs sont les plus conservateurs, c’est à dire ceux qui ont franchi toutes les étapes progressivement. Ce sont les apnéistes qui ont d’immenses capacités physiques, mais savent aussi se freiner quand il le faut. Arnaud Jérald, qui a battu le record du monde en monopalme l’année dernière, est remarquable pour cela. Les meilleurs ne sont pas forcément les plus ambitieux, qui de toutes façons en apnée finissent souvent par enchainer les syncopes et se crament assez vite. Les meilleurs sont ceux qui savent doser, voire revenir en arrière quand c’est nécessaire. Et donc ceux qui savent freiner leur égo. Le but est de sortir bien de l’eau, il s’agit donc de bien doser l’optimisme et la connaissance de soi. J’aime bien le terme de frustration positive, car c’est une frustration féconde, qui génère de l’excitation, de l’envie, et non de l’aigreur. Accepter de ne pas tout réussir d’un coup, accepter, parfois, de reculer, crée de la frustration positive qui peut déboucher des résultats à plus long terme.

***********************************

Stéphane Tourreau sera parmi nous aux Sommets, à Méribel, du 6 au 8 avril 2025. Il animera également un atelier matinal d’initiation à la plongée.

 


Les Sommets, qu’est-ce-que c’est ?

Les Sommets, ce sont 2 jours pour s’inspirer et respirer, et repenser l’entreprise de demain. Au programme, des masterclass, des échanges sans filtre, des interviews live, des ateliers indoor et outdoor, des walking conf, le fameux télécabine pitch, des cafés, des tisanes, des fondues, et des soirées dont les Sommets ont le secret.

Avec en filigrane l’objectif de créer de nouvelles connexions : entre les neurones, entre les problématiques, entre les gens.

Envie de nous rejoindre, seul ou avec votre équipe ? D’organiser votre séminaire aux Sommets ?

N’hésitez pas à nous contacter sur contact@les-sommets.fr

Vous avez aimé cette interview ?

Partagez la !