le 02 avril 2023 10 minutes

Romain Millet : “Notre aspiration première est de durer”

Il a le nom de son entreprise inscrit deux fois sur ses vêtements depuis qu’il est tout petit. Millet devant sur la doudoune, Millet sur l’étiquette derrière. Une marque, un nom de famille. C’était écrit, dira t-on. Sauf que non.

Millet est fondée en 1921 par un couple, Hermance et Marc, qui commencent par fabriquer des sacs destinés aux clients de l’épicerie familiale. Les deux fils, René et Raymond, prennent rapidement la relève. Des sacs de provisions, les Millet passent aux sacs techniques de montagne, conçoivent des produits de plus en plus innovants. C’est l’époque des grands alpinistes et des grandes ascensions, chez les Millet défilent des légendes comme Walter Bonatti et René Demaison. Tout comme d’autres entreprises emblématiques de la région – Fusalp, Salomon, l’entreprise croît bon train, portée par l’époque, le développement de la montagne et la solidité des liens familiaux. Des sacs, on passe aux vêtements de montagne, qu’un certain Reinhold Messner revêt lors de la première ascension de l’Everest sans oxygène.

Les belles années s’enchaînent et se succèdent, mais pour les frères Millet, l’heure est venue de penser à la suite. L’entreprise est vendue dans les années 70. Commence alors pour la marque une forte période d’instabilité, marquée par des changements d’actionnaires. Lafuma rachète Millet en 1995, puis les deux enseignes passent sous pavillon suisse en 2013 (Calida).

Pendant ce temps, Romain Millet vit sa vie. Grande école de commerce, première expérience en banque d’affaires et conseil. Comme par hasard, il rejoint ensuite Lafuma, dont il dirige très précocement l’une des marques. Suit le groupe Beaumanoir, dont il prend une autre direction, avant de s’expatrier en Chine avec LVMH, femme et enfants sous le bras. Cinq ans plus tard, en 2020, c’est son histoire qui le rattrape : Calida s’apprête à céder Millet, tandis que la marque, elle, s’apprête à célébrer son centenaire. Une voie s’ouvre. Romain et son oncle Jean-Pierre s’y faufilent, s’organisent, et parviennent à racheter Millet et Lafuma.

Cinquante ans après que la marque ait quitté le giron familial, l’église revient au milieu du village : Millet retourne aux Millet. L’épisode 3 peut commencer. Avec un objectif tout simple : durer, 100 ans de plus.

(Crédit photo : archives Millet)

 

Romain, Millet Mountain Group, c’est quoi aujourd’hui ?

Le groupe est composé de deux marques, Millet et Lafuma. Soit environ 700 collaborateurs, 2 millions de produits vendus par an, dans 50 pays. Notre mission est très simple : aider n’importe qui – j’insiste sur ce point – à réaliser son rêve de montagne. Autrement dit, nous voulons équiper toute personne souhaitant évoluer en montagne, qu’elle soit professionnelle ou amateur, japonaise ou haut-savoyarde.

 

Quelles sont les motivations qui vous ont conduit, ton oncle et toi, à reprendre les rênes de l’entreprise ?

Nous avions envie de prolonger l’histoire. Notre aspiration première est de durer : personnellement, mon objectif est de faire en sorte que l’entreprise existe encore dans 100 ans, tout comme elle existe déjà depuis 100 ans. Il faut rappeler que tous les membres de notre famille sont nés avec la marque, que nous avons grandi avec elle d’une manière ou d’une autre, ce qui a nécessairement renforcé notre envie de reprendre le flambeau et de continuer l’histoire. Il faut ajouter à cela le sentiment que la marque pouvait encore être développée, que son potentiel n’était pas encore totalement exploité.

 

” La transformation sera la conséquence de notre objectif de pérennité “

 

Comment comptez-vous faire cela ?

En nous adaptant, continuellement, à l’époque. La transformation sera la conséquence de notre objectif de pérennité. Notre principal défi, à long terme, va consister à nous adapter aux évolutions de la montagne, quelles qu’elles soient. Mais en restant fidèles à la fois à notre ADN et à nos valeurs : nous allons continuer à nous concentrer sur l’univers de la montagne et à produire des pièces destinées aux personnes la pratiquant : il n’est pas prévu de se lancer dans d’autres activités comme la mode. Mais nous voulons et devrons être capables de nous adapter constamment aux différentes pratiques de la montagne, qu’elles découlent de différences culturelles – les Japonais ne pratiquent pas la montagne comme les Européens – ou technologiques – qui nous dit que demain, la montagne ne se gravira pas dans le métavers ? Le digital reste un outil formidable pour partager l’expérience de marque et créer une relation unique et individuelle avec les clients.
Bref, dit plus simplement, le produit et sa technologie évolueront, mais l’esprit devra rester le même.

 

L’adaptabilité : est-ce selon toi la qualité des entreprises qui sauront durer ?

Je suis très attaché à l’adaptabilité pour deux raisons : la première, effectivement, résulte d’une conviction : si nous ne sommes pas prêts à nous transformer continuellement, nous ne pourrons pas durer. La seconde tient probablement à l’influence de mon expérience chinoise : les Chinois sont incroyablement adaptables et pragmatiques : ce sont les rois du 80/20. Et en plus, ils sont incroyablement rapides. Après cinq ans à les côtoyer, je suis convaincu que nous devons nous inspirer d’eux sur cet aspect là. L’une des difficultés que nous avons dans notre secteur, qui est un secteur de passionnés, c’est que tout tend à être plus lent. Le défi pour nous va donc être conséquent.

Aujourd’hui, nous avons toutes et tous plutôt conscience des grands enjeux, mais pourtant, nous bougeons trop lentement. Nous n’avons pas réellement intégré ce qui se joue, cela demeure encore “un effort” pour nous de changer certains comportements.

 

“Il ne faut pas se précipiter à l’heure de changer l’ADN de la boîte. Mais lorsqu’il s’agit d’aller sur le marché, il faut être rapide.”

 

Mais n’est-ce pas vertueux, parfois, d’être lent ? Dans un secteur comme celui de la montagne, n’y a t-il pas une prime à l’Histoire, à une certaine forme de tradition ?

Il ne faut effectivement pas se précipiter à l’heure de changer l’ADN de la boîte, notamment en partant dans toutes les directions. En ce sens, la lenteur est bonne. Mais lorsqu’il s’agit d’aller sur le marché, il faut être rapide.

 

(Crédit photo : archives Millet)

 

Quels sont vos objectifs de transformation à moyen terme, et quelles en sont les difficultés principales ?

Nous avons deux objectifs : doubler notre chiffre d’affaires et devenir « net zero » à l’horizon 2030. Concrètement, cela veut dire que nous devons réduire de 45% les émissions de chacun de nos produits, et réduire nos émissions globales de 25%. Notre gros défi, à partir de là, c’est la consommation d’énergie. 88% de l’impact d’un produit dépend de l’amont de la chaîne de production, c’est à dire ce qu’il se passe avant qu’il ne rejoigne l’entrepôt : c’est l’énergie consommée par les usines. Ensuite il y a le transport. Notre objectif, à ce niveau là, est de produire davantage là où nous vendons. C’est cela, à mon sens, qui doit être privilégié : nous devons, de plus en plus, faire en sorte de produire là où nous vendons nos produits.

 

Faut-il comprendre que des projets de relocalisation sont en cours ?

En fait je ne crois pas à la relocalisation, car cela sous-entend continuer à arriver à faire la même chose ailleurs. Or, ce n’est pas possible. Chaque contexte est différent. Comment imaginez-vous produire de la même façon ici ce qu’on produit aujourd’hui en Asie ? Nous n’arriverons pas au même résultat, et surtout pas au même prix, vu les différences de coûts de la main-d’œuvre. Relocaliser suppose de revoir complètement le modèle de production, se réapproprier tout un savoir-faire que nous n’avons plus. Autre exemple, les machines : les Chinois ont des machines et des process bien à eux, que nous ne possédons pas. Nous ne savons plus faire ce qu’ils font. Cette idée de relocalisation est donc tout sauf simple. Ceci étant dit, nous avons évidemment des initiatives pour produire certains produits localement : nous avons par exemple ouvert un centre en Ardèche pour recommencer à produire des chaussures en Europe. C’est un début. Mais pour des t-shirts, dont le coût est bien moindre, cela va être plus compliqué.

 

Est-ce que vos consommateurs vous encouragent dans ce chemin ?

Le consommateur est par essence très exigeant: il veut à la fois la fonctionnalité, la qualité, l’émotion mais aussi un prix raisonnable. La responsabilité est importante, mais ne vient souvent qu’après, même si on ressent un changement fort avec les nouvelles générations, qui sont très attentives aux scores énergétiques des produits (l’équivalent du nutriscore dans l’alimentation).

 

Parlons de toi : 100 ans après sa création par ta famille et 50 ans après qu’elle ait quitté son giron, ça fait quoi de se retrouver aux manettes ?

C’est assez dingue, en fait. Personnellement, ça m’a fait changer énormément ! J’ai énormément évolué depuis le début de cette aventure, en tant que personne mais surtout en tant que manager. Je dirais que dans un premier temps, j’ai ressenti une émotion très forte à l’idée qu’on “l’avait fait”. Puis rapidement est venu se superposer le sentiment de la responsabilité, cette prise de conscience qu’il fallait désormais faire, créer, vite.

 

Par exemple ?

Le fait que cela soit une entreprise familiale change évidemment mon rapport au temps, me fait relativiser pas mal de choses. Je prends un exemple : avant, lorsque je dirigeais des entreprises qui ne m’appartenaient pas, dans lesquelles je n’étais pour ainsi dire que de passage, les revers, comme par exemple le départ d’un collaborateur, me perturbaient énormément. J’avais peur des conséquences à court-terme. Maintenant que je suis impliqué à tous les niveaux, et à long terme, je relativise davantage les épreuves que nous traversons en les remplaçant dans le temps long.
J’ai aussi réalisé combien mes décisions, dans mes anciens postes, n’étaient pas toujours forcément alignées avec l’intérêt de l’entreprise. D’une certaine manière, quand on évolue dans une boite qui n’est pas à nous, on passe pas mal d’énergie à se demander comment prendre la place du dessus, et, plus ou moins consciemment, à faire des choix motivés par cet objectif. Ce n’est plus le cas désormais.

 

Peut-on parler d’alignement vertueux ?

Clairement, la culture et les valeurs que l’on incarne nous construisent à leur tour, cela a un effet très vertueux. Et, à titre personnel, cela me donne un sentiment de plénitude aussi bien quand je suis au bureau qu’en famille. Car ce sont les mêmes valeurs qui sont à l’œuvre.

 

Posséder sa boite rendrait-il donc le dirigeant meilleur  ?

Bonne question… Ce qui est sûr, c’est que ça aide énormément à aligner tous les intérêts, qu’ils soient personnels ou financiers . Petite parenthèse : il faut rappeler que pendant 20 ans, l’entreprise a été cotée en Bourse ! Aujourd’hui, mes décisions sont, de manière naturelle, prises à 100% dans l’intérêt de l’entreprise. C’est précieux.

 

Propos recueillis par Sophie Guignard.

 

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