le 28 février 2025 11 minutes

Francesco Puleo (chef de la clinique d’oncologie digestive du CHIREC Cancer Institute à Bruxelles) : La médecine, ce n’est que de la performance !

“First do no harm”. D’abord ne pas faire de mal.  Il y a au fondement de la médecine ce serment bien connu, qui pourrait tenir en une idée simple : s’abstenir de porter préjudice.Encore heureux, nous direz-vous, un médecin ayant tout de même pour mission de guérir ceux qui remettent leur sort entre ses mains. 

Hélas, face à certaines maladies ou leur évolution, la médecine reste parfois relativement impuissante. Elle peut alors différer, adoucir, accompagner. Mais elle n’est plus performante ; et elle doit alors se repenser, sa mission avec. Car dans la médecine, tout est une histoire de performance, nous a expliqué le Dr Francesco Puleo, chef de la clinique d’oncologie digestive du CHIREC Cancer Institute à Bruxelles. 

Dans les hôpitaux, les médecins sont aiguillés par des statistiques, évalués par d’autres. En chirurgie, ils se dotent d’outils et de machines de plus en plus performants, et maintenant d’intelligence artificielle, appelée en renfort pour diagnostiquer des tumeurs ou pallier aux écueils humains que l’on connait bien : la fatigue, l’inattention, les biais de jugement…

C’est une bonne nouvelle, bien sur – qui voudrait d’une médecine moins performante ?  Et bien précisément les patients et les médecins jetés par le destin dans des situations où la performance n’est plus ni le bon moyen, ni le bon objectif. 

Non content d’avoir veillé toute la soirée sur stéphane Soumier l’année dernière, le Dr Francesco Puleo nous fait le plaisir de rempiler pour sa seconde édition des Sommets cette année. Pour parler oncologie ? Non pardi  : pour se changer des colloques de médecine hyper barbants, mais surtout écouter ce que des dirigeants d’entreprises, des athlètes et des experts exceptionnels ont à dire sur la performance, et la façon dont ils s’en servent dans leur métier, pour être « meilleurs » et – parce que cela devrait être le serment de tout entrepreneur de quoi que ce soit – pour ne pas faire de mal. 

Cela méritait bien un petit coup de projecteur.

 

 

Quelle est la place de la performance dans la médecine ?

La médecine, c’est n’est que de la performance ! On la mesure constamment. Par exemple, dans mon domaine, la gastro-entérologie et l’endoscopie digestive, nous avons des indicateurs très précis sur le nombre de lésions précancéreuses (les adénomes) que nous devons trouver au cours des coloscopies de dépistage : cela s’appelle « taux de détection des adénomes » et se calcule en faisant le rapport entre le nombre de coloscopie dans lesquelles au moins un adénome est retrouvé et le nombre de coloscopie totales, multiplié par 100.  Le TDA recommandé est de minimum 25 % chez l’ensemble des patients adultes. 

Il fonctionne donc comme un indice de performance du médecin : s’il est élevé, cela traduit un bon niveau de détection des lésions précancéreuses par un médecin attentif, et donc une meilleure efficacité du dépistage. Un TDA faible peut refléter un examen moins rigoureux, une manque de vigilance, une mauvaise préparation colique ou une technique d’endoscopie sous-optimale. Cela peut avoir des conséquences pour le patient.

 

L’intelligence artificielle ne promet-elle pas d’augmenter, précisément, la performance des médecins dans leurs diagnostics ?

Si, et cela est clairement démontré. Des études ont par exemple montré qu’un gastro-entérologue devient moins performant à mesure que la journée avance : la fatigue a un impact sur notre attention. Or l’IA n’aura pas ce problème, ce qui permettra de gagner en constance. Elle permettra aussi de rattraper les erreurs des mauvais détecteurs d’adénomes, puisqu’il est montré que les performances en coloscopie varient selon l’expérience du praticien. L’IA permet de réduire cette variabilité en assurant un niveau de détection plus homogène… mais ce n’est pas forcément une bonne nouvelle !

L’intelligence artificielle accroit la performance des diagnostics mais peut aussi être contre-productive

 

Pourquoi ? Dans quels cas l’IA pourrait-elle se montrer contre-productive ?

Parce qu’elle est meilleure et plus constante que nous, l’IA peut, justement, nous faire baisser la garde. Lorsque l’on sait qu’une techno peut venir à notre secours, il est assez naturel de se reposer sur elle. Une étude récente a d’ailleurs montré que le fait d’utiliser l’IA augmentait l’incidence des « ratages » par les médecins, car ces derniers ont tendance à ne plus prendre toutes les précautions requises pour réaliser une coloscopie. Or, une coloscopie, pour être bien réalisée, doit suivre un protocole bien précis, dans lequel le temps joue une importance clé : il faut notamment que l’examen dure au moins six minutes, pour que la sonde descende doucement, et puisse bien examiner les coins et recoins du colon. 

Par ailleurs, il n’a pas encore été démontré que l’IA permettrait de réduire l’incidence et la mortalité du cancer du côlon. Donc pour le moment, l’IA est un outil d’assistance, qui suppose un gros coût financer, mais son efficacité dépend de la manière dont elle est intégrée dans la pratique clinique. L’IA améliore clairement la détection des polypes et, par conséquent, « devrait » réduire l’incidence du cancer colorectal à long terme. Cependant, des études de suivi sont encore nécessaires pour confirmer son impact direct sur le but recherché qui est la réduction des décès liés à ce cancer !

 

Si on revient à la partie diagnostics : l’IA va-t-elle néanmoins changer le quotidien des médecins et des hôpitaux ?

Elle va nous simplifier la vie dans ce sens où elle facilitera l’exécution de diagnostics faits en dehors de l’hôpital. Le détective du cancer du colon étant fortement conseillé à partir de 45 ans, la quantité de dépistages que nous devrons réaliser est colossale, avec souvent des résultats négatifs. Or, cela demande beaucoup de temps et d’argent. Lorsque les patients pourront réaliser la première étape du diagnostic chez eux, avec un outil encore plus performant que la recherche de sang dans les selles, en faisant des vidéos et des images à domicile analysées ensuite par l’IA, nous pourrons réduire significativement le nombre de coloscopies négatives et préserver le temps des spécialistes pour des coloscopies « thérapeutiques » où on enlève les lésions qui risquent de devenir des cancers. 

Je pense aussi au temps que les médecins consacrent aux courriers de consultations et aux lettres aux médecins traitants. Les outils d’IA pourront rapidement remplacer cette tache en réalisant des comptes rendus, des enregistrements lors des consultations : cela serait un gain de temps pour le volet administratif.

 

Aux Sommets cette année nous allons beaucoup parler de performance. Pour toi, qu’est-ce qu’un médecin performant ? 

C’est un médecin qui se tient constamment à jour de la littérature scientifique et des dernières recommandations. Et c’est un médecin empathique. En oncologie digestive, un nombre considérable de patients ne peu être guéri de son cancer. Pour certains, lorsque nous détectons un cancer, nous savons qu’ils n’ont, dans la grande majorité des cas, plus que quelques mois à vivre. Notre rôle, à partir de là, est de les accompagner de la meilleure façon possible pour augmenter le nombre de mois de vie, mais surtout pour en augmenter la qualité. 

 

 

Votre performance n’est-elle pourtant pas d’abord évaluée en termes de longévité ?

Si, mais il est souvent absurde de se baser sur cet indicateur. Imagine un peu : un cancer du pancréas au stade IV (métastatique) non traité laisse une espérance de vie moyenne de six mois. S’il est traité, cela passe à onze mois. Une fois qu’on a annoncé ce pronostic au patient, quel type de performance doit viser le médecin ? 

Certains malades nous obligent à repenser nos objectifs de performance

Ce que l’on constate chez la plupart des patients et de leur entourage, c’est qu’une fois qu’ils ont reçu le diagnostic, ils sont beaucoup plus intéressés par la qualité de la vie qu’il leur reste à vivre que par la durée. Ils veulent en savoir plus les effets secondaires des traitements, sur leur impact sur leur mémoire, sur leur qualité de vie etc. Ce qui les intéresse en priorité est de savoir comment vont-ils vivre leurs derniers mois. Forcément, cela nous fait repenser nos indicateurs et objectifs de performance. De fait, de plus en plus de travaux émergent autour de cette question, et questionnent les patients autour de leurs souhaits. 

Dans ce contexte, un médecin performant n’est pas celui qui fait survivre ses patients le plus longtemps possible, mais celui qui va les écouter et les accompagner au mieux dans leur projet de fin de vie.

 

Avez-vous le temps pour cela ? 

Non, et puis nous ne sommes absolument pas formés à la psychologie, ce qui est assez fou quand on sait que c’est à nous d’annoncer cette mauvaise nouvelle. Avec l’expérience, j’ai progressé dans ma façon de parler à mes patients ; je perçois désormais assez vite quel type de personnalité se trouve devant moi. Certains patients vont vouloir tout savoir, d’autres ne vont rien vouloir savoir. J’essaie d’anticiper cela et d’adapter mon discours à la personne que j’ai en face de moi. Heureusement, nous sommes aussi entourés de spécialistes, infirmier(e)s et psychologues, qui nous accompagnent lorsque nous rencontrons le patient, et qui prennent le relai dans ce moment difficile. 

 

C’est la seconde année que tu viens assister aux Sommets : que vient faire un gastro-entérologue et oncologue parmi nous ? 

Les congrès de médecins auxquels j’assiste habituellement sont indispensables pour ma formation continue et sont souvent tournés vers mon domaine de compétence. Ce qui manque ce sont les volets management humain, philosophique, économique et aussi toutes ces expériences inspirantes, enrichissantes qui peuvent aussi être complémentaires à ma discipline.

Ces deux jours me permettent aussi de sortir de mon quotidien et d’aborder des problématiques que je rencontre avec une toute autre approche. Le sujet de cette année – la performance -m’intéresse particulièrement ; je suis très curieux d’entendre quel volet humain nous pouvons donner à ce sujet. En tant que chef de clinique, je me remets tout le temps en question et cherche pour m’améliorer techniquement bien sûr, mais aussi humainement. Pour moi, l’empathie est un pilier fondamental de la performance. Comprendre les besoins et les émotions de mes patients et de mon équipe est indispensable pour instaurer un climat de confiance et favoriser la collaboration, et par conséquent optimiser les résultats. 

Et puis j’ai aussi très envie de bavarder avec Mathieu Blanchard et lui demander comment il a fait pour lutter contre les problèmes digestifs et les hémorroïdes pendant son trail complètement hallucinant de 600 km dans le grand froid canadien ! 

 

Les Sommets, qu’est-ce-que c’est ?

Les Sommets, ce sont 2 jours pour respirer, s’inspirer et penser les grands enjeux de transformation auxquels les entreprises font face.

Au programme, des masterclass en présence d’experts de haut-vol, des interviews de CEOs, des ateliers, des “walking-conf”, des cafés, des tisanes, des fondues, et des soirées dont les Sommets ont le secret pour créer des connexions humaines et neuronales privilégiées.

Envie de nous rejoindre, seul, avec vos associés ou avec votre équipe ? D’organiser votre séminaire aux Sommets ?

N’hésitez pas à nous contacter sur contact@les-sommets.fr. Pass individuel à partir de € 1200 HT, € 990 HT à partir de 2 pass. Soirée Masterclass et dégustation de Smith Haut-Lafitte en supplément (places limitées).

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