A quoi servent nos écoles de management?

L'interview d'Isabelle Huault

Directrice générale de l'EM Lyon

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En amont des sa participation aux Sommets les 28, 29 et 30 mars 2022, Isabelle Huault, Présidente de l’EM Lyon, nous parle de la transformation de l’une des écoles de commerce les plus prestigieuses du pays.

C’est la seconde école de commerce la plus ancienne de France. L’EM Lyon fêtera d’ailleurs ses 150 ans l’année prochaine, avant de déménager ses locaux et ses étudiants dans le quartier de Gerland, où de nouveaux locaux sont en pleine construction. “Pour revenir au centre de la cité”, précise sa Présidente.

Après une période d’instabilité suite à l’ouverture controversée de son capital, c’est à Isabelle Huault qu’a été confiée la présidence du directoire de l’EM Lyon. Ancienne Présidente de l’Université Paris-Dauphine est elle-même passée par les bancs de l’EM Lyon, avant de poursuivre des études doctorales et de se tracer une brillante carrière dans l’enseignement universitaire public. Davantage qu’un retour aux sources, sa nomination récente à la tête de l’EM Lyon illustre la promesse d’une nouvelle ère.

L’EM Lyon est devenue cette année “société à mission”. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette démarche et son objectif?

I.H: L’école, jusqu’en 2019, avait un statut associatif. En 2019, elle est devenue société anonyme. A ce moment là, la CCI de Lyon a ouvert son capital à des investisseurs extérieurs, dont des fonds. Suite à cela, le statut juridique et capitalistique de l’école s’en est retrouvé changé, suscitant à l’époque des controverses autour de la financiarisation potentielle de l’école et donc sa mission. En adoptant la qualité de société à mission, et en ajoutant explicitement des objectifs sociaux et environnementaux aux objectifs historiques de l’EM, nous visions donc avant tout à rappeler que l’école est au service de l’intérêt général et du bien commun.

 

“Une école à mission, c’est presque un pléonasme”- Isabelle Huault

 

Dans quelle mesure le statut de société à mission engage t’il vraiment l’EM Lyon?

I.H: Cette décision est un vrai engagement. D’abord, elle met sous tension tous les acteurs et actrices de l’école, qui se fixent eux mêmes des objectifs environnementaux et sociaux très concrets. La démarche est ensuite crédibilisée par un comité de mission, qui nous accompagne tout au long du processus. Enfin, nous sommes régulièrement controlés par un organisme tiers indépendant (tous les 18 mois au début puis tous les deux ans), qui vient s’assurer que nous sommes sur la bonne trajectoire par rapport aux indicateurs que nous avons élaborés. C’est loin d’être du greenwashing.

Quels risques encourez-vous si vos objectifs ne sont pas atteints?

I.H: Le risque, si nous ne progressons pas, est de perdre la qualité de société à mission. Ce qui serait très grave pour toutes les parties prenantes.

 

La raison d’être de l’EM Lyon est désormais de “former et accompagner tout au long de leur vie des personnes éclairées qui transforment les organisations avec efficacité pour une société plus juste, solidaire et plus respectueuse de la planète”

 

Comment les étudiants et professeurs s’approprient-ils cette démarche?

Le processus est aussi interessant que le résultat en réalité. Toutes les parties prenantes de l’école — étudiants, alumni, staff, personnes extérieures, etc- sont sollicitées, de manière très collaborative. D’abord pour formuler une “raison d’être”, la nôtre étant de “former et accompagner tout au long de leur vie des personnes éclairées qui transforment les organisations avec efficacité pour une société plus juste, solidaire et plus respectueuse de la planète”. Cette vision est accompagnée d’objectifs précis, dix dans notre cas.

Est-ce que votre engagement a un impact sur le recrutement des étudiants ?

Il est trop tôt pour le dire. Mais ce que je vois, c’est que les préoccupations environnementales et sociales sont au centre de leurs entretiens, ils ont une sensibilité au sujet bien plus exacerbée que la nôtre à leur âge. Et je crois qu’un école qui ne ferait pas preuve de volontarisme et de détermination sur ces sujets serait une école qui ne répondrait pas à leurs attentes.

Quand est-ce que ce changement a commencé à être visible? Avez-vous senti un point d’inflexion dans les préoccupations des étudiants?

J’ai vraiment vu un infléchissement il y a 5 -6 ans, avec l’arrivée sur le devant de la scène de Greta Thunberg. Depuis, des mouvements étudiants se sont constitués, et ont interpellé les établissements du supérieur sur leur enseignement: qu’enseigne t’on dans nos écoles de management, les écoles d’ingénieurs, les universités ? Et est-ce bien en phase avec les enjeux centraux de la planète? La plupart du temps, la réponse était non. A partir de là, ce qu’on essaie de faire, c’est de transformer l’enseignement, afin de répondre non seulement aux attentes des jeunes, mais aussi celles de la société dans son ensemble.

A quoi aspirent les étudiants d’école de management d’aujourd’hui?

L’EM Lyon a toujours été une école assez généraliste. Le gros des étudiants se dirige vers les fonctions classiques des entreprises, la finance, le marketing, le conseil, l’entrepreneuriat. Certains s’intéressent aux ONGs, aux associations, etc. Mais cela reste encore minoritaire. Au fond, ce qu’ils recherchent n’a pas énormément changé par rapport aux générations passées: lorsqu’ils cherchent un emploi, ils continuent d’être très attentifs au salaire, aux perspectives de carrière et à l’équilibre vie personnelle /vie professionnelle qu’un job peut leur offrir. En revanche, ils sont de plus en plus sensibles au sens. À ce que l’entreprise fait et comment. La marque employeur devient très importante. Il y a un vrai infléchissement à ce niveau là, mais pas un changement radical de paradigme quant à leurs ambitions professionnelles.

Historiquement, le salaire à l’embauche est un facteur extrêmement important dans le classement des écoles de management — cela est-il en train d’évoluer?

Le salaire reste très important, c’est ce qui pèse le plus lourd dans le calcul final. Mais de nouveaux critères commencent à être pris en considération. Je pense notamment à ce classement établi il y a peu de temps par ChangeNow (fondé par des anciens de l’EM Lyon), classant les écoles de commerce et d’ingénieurs en fonction de leur responsabilité sociale et environnementale. Dans ce classement, L’EM est classée à la troisième place (après l’ESCP et Montpellier). Chez les ingénieurs, c’est Centrale Nantes qui mène la danse. Ces indicateurs vont prendre de plus en plus d’importance dans les classements. Et par effet de manche, ils feront changer les comportements et priorités des écoles elles-mêmes.

En quoi l’enseignement dispensé dans votre école a t’il évolué?

Il me semble évident que le management est aux interfaces de plusieurs disciplines. L’un de mes objectifs était donc d’irriguer davantage l’enseignement que nous dispensons avec d’autres disciplines telles que les sciences de l’ingénieur, la data, les sciences humaines et sociales mais aussi l’art. Aujourd’hui, nous avons de plus en plus de partenariats et double- diplômes avec d’autres écoles, notamment des écoles d’ingénieurs.

Le contenu des cours dispensés par votre corps enseignant est- il également en train d’évoluer?

Nous essayons de revisiter les cours. Nous ne supprimons pas de cours fondamentaux, mais nous devons nous assurer qu’ils évoluent. Aujourd’hui, on ne peut pas aborder un cours de finance sans aborder la question de la compliance et des enjeux environnementaux . On ne peut plus aborder le marketing sans parler de consommation responsable et d’obsolescence programmée. La RSE et les objectifs du developpement durable doivent infuser tous les cours. Cela ne peut pas faire l’objet d’un cours à part, avant que tout le monde retourne au “business as usual ”. En revanche, nous ne pouvons pas imposer cela au corps enseignant, car dans le supérieur les enseignants chercheurs ont une liberté académique: ils sont libres de choisir le contenu de leur enseignement et de le nourrir de leurs recherches. Notre rôle à nous, mon rôle à moi, à partir de là, est de leur donner l’impulsion initiale, de leur rappeler si nécessaire notre engagement envers les objectifs du développement durable tels qu’énoncés par l’ONU. A eux ensuite de les intégrer à leur manière.

 

Propos recueillis par Sophie Guignard.

 

Isabelle Huault sera l’invitée de la prochaine édition des Sommets, les 28, 29 et 30 mars prochains, à Annecy. Tout le programme est à retrouver ici:
Programmation 2022