Fabrice Bonnifet
Directeur Développement Durable & QSE, Groupe Bouygues ; Président du Collège des Directeurs du développement durable (C3D) et Administrateur de The Shift Project.
Fabrice Bonnifet est directeur du développement durable & Qualité, Sécurité, Environnement du Groupe Bouygues. Il est également président du Collège des directeurs de développement durable (C3D), à travers lequel il accompagne les entrepreneurs et les professionnels de la RSE vers la réinvention de leur entreprise.
Il est diplomé du Conservatoire des Arts et Métiers de Paris, et enseigne à l’Université de Paris Dauphine dans le Master Développement Durable & Organisations, à l’ENSAM et l’ESTP dans le Master Spécialisé Habitat & Construction durables.
Récemment, il a publié “L’entreprise contributive: concilier le monde des affaires et les limites planétaires”, (Ed. Dunod, 2021) dans lequel il ne se gêne pas pour démonter quelques croyances arrangeantes, notamment celle de la possibilité d’une croissance verte infinie, ou du mirage de la profitabilité de la RSE.
Comment vous sont venus votre conscience et votre engagement en faveur de l’écologie ?
Cela a commencé par le documentaire d’Al Gore, en 2006 Une vérité qui dérange. Là, j’ai pris conscience de l’ampleur du péril climatique, ce que j’ignorais auparavant. A partir de là, a débuté un long cheminement intellectuel, j’ai lu et écouté beaucoup d’experts reconnus dans le domaine de l’écologie, de l’énergie et du climat qui m’ont convaincu que sans changement de modèle de société, on allait en effet vers un monde totalement insoutenable. C’est ce que disaient déjà les scientifiques du climat dans les années 70, tout comme les conclusions du rapport Meadows, mais ils n’ont été pas écoutés, tant notre addiction aux énergies fossiles nous empêche de réfléchir à notre inconséquence. Il ne s’agit pas là d’une opinion mais d’un fait scientifique. Ce qui est désormais clair, c’est que sans modification radicale des modes de vie des populations issues des pays les plus pollueurs, nous allons à la catastrophe. Et nous y allons très vite : il nous reste quelques années pour réagir, sans quoi l’emballement climatique synonyme de chaos social planétaire est pour dans quelques années seulement. Quand on a des enfants, c’est très anxiogène.
Vous travaillez depuis 33 ans dans le groupe Bouygues, dont vous êtes aujourd’hui le Directeur du développement durable et QSE. Avez-vous un réel impact au sein de votre organisation ?
J’ai la chance de faire partie d’un groupe qui peut bouger, car dans notre industrie la marge d’amélioration est grande. On peut construire autrement. Chez Bouygues nous essayons de trouver des solutions, et il se trouve qu’il y en a. Le défi, et c’est mon rôle, c’est de rendre ces solutions alternatives désirables, aussi bien en interne qu’en externe, auprès des clients. Nous devons convaincre ces derniers de choisir des solutions moins carbonées, moins énergivores, etc. Nous devons les convaincre de choisir une voie qui permet de construire, tout en respectant les limites planétaires.
Y arrivez-vous ? Arrivez-vous à faire bouger les lignes et les choix de vos clients et de votre direction ?
Oui, mais honnêtement, pas à la bonne vitesse. Compte tenu du temps qu’il nous reste, c’est à dire très peu, nous avançons trop lentement.
Qu’est ce qui pourrait accélérer le mouvement ? Etes-vous, par exemple, en faveur de davantage de régulation ?
Les leviers possibles sont multiples, et doivent et peuvent être actionnés simultanément. Nous avons, en effet, besoin de régulations fortes, pour qu’elles obligent les acteurs de tous les secteurs à opter rapidement pour des solutions alternatives durables. L’excuse qui consiste à dire que les solutions durables ne sont pas compétitives émanent de personnes qui ne savent pas compter… ou plus exactement qui ont une vision étriquée de la notion de valeur.
Quels sont les autres leviers susceptibles d’accélérer la transition écologique ?
Il y a les clients, à condition qu’ils aient compris l’intérêt de la « green value », et peu hélas l’ont compris. Là encore, le changement ne va pas assez vite, d’abord parce que beaucoup d’entre eux sont encore très conservateurs et mal informés. Il y a le levier politique, dont on vient de parler. La fiscalité et la régulation sont des leviers d’accélération mal utilisés. Mais on ne peut pas non plus laisser porter toute la responsabilité du changement aux décideurs politiques, qui ne font que suivre ce que les citoyens leurs disent de faire. Si nous voulons être efficace, il convient de lutter contre l’ignorance des citoyens qui savent qu’il y a un problème climatique, mais qui en ignorent sa gravité.
Et puis l’environnement n’est pas un sujet uniquement national, il est mondial. Il nous faudrait une super-institution internationale dotée des moyens pour imposer une politique de décarbonation planétaire inclusive et solidaire. Mais cela n’existera jamais dans l’horizon temporel qu’il nous reste pour agir. Et puis il y a enfin le levier de l’exemplarité. Nous devons, en France, montrer le chemin de la « sobriété planifiée » et espérer que cela sera copié par d’autres, car in fine il n’y a pas de planète B.
La crise ukrainienne, en ce sens, ne serait-elle pas l’occasion pour l’Europe, voire le monde, d’accélérer sa transition énergétique ? N’est-ce pas, finalement, le plus grand espoir de sursaut que nous avons pour le moment ?
Le prix des énergies fossiles avait déjà commencé à monter avant la crise. La tragédie Ukrainienne nous fait prendre conscience qu’il est temps de réagir et enfin réduire notre dépendance aux énergies fossiles. Avec le covid, les émissions de CO2 ont baissé uniquement du fait de l’arrêt de certains secteurs. Avec la crise en Ukraine et celles à venir nous n’avons pas d’autres choix que de nous résoudre à enfin baisser nos émissions en changeant nos modes de consommations. N’oublions pas que nous devons diminuer notre empreinte carbone de 5% par an pendant 70 ans ! Si Poutine et sa lâche agression contre un peuple souverain permet de faire cela, il aura contribué, sans le vouloir, à éviter d’amplifier la crise climatique, comme le disait Jean Monnet : « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. »
Vous êtes un grand sceptique, pour ne pas dire pourfendeur de l’idée de croissance verte, qui est selon vous une vaste illusion, puisque dans un monde où les ressources sont finies, la croissance infinie n’est tout simplement pas possible. Comment le monde du business réagit-il lorsque vous dites cela ?
Pendant longtemps, ce discours était inaudible, voire inacceptable pour le monde des affaires. Tout ce que nous avons appris dans les cours d’économie et les écoles de commerce tourne autour de l’idée que la croissance des flux financiers est indispensable et que c’est la seule solution pour apporter du progrès. Rien n’est plus faux que cette imposture. Il est possible d’avoir une prospérité sans croissance des flux physiques carbonés et donc sans illusion d’un pseudo découplage impossible entre le PIB et le CO2. La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui, on commence à pourvoir avoir ce débat, car stopper la croissance de la pollution n’est pas forcément synonyme de récession. C’est même le contraire ! On confond richesse et progrès, c’est désolant. On confond consommation et bien être, c’est désespérant. Maintenir un haut niveau de confort matériel dans la sobriété des usages est possible à condition d’apprendre à faire preuve de techno-discernement !
C’est-à-dire ?
C’est à dire qu’il va falloir arrêter de faire n’importe quoi avec la technologie ! A t’on réellement besoin de regarder des vidéos 4K de chats en streaming sur son smartphone sur une plage au bout du monde ? Et de prendre l’avion pour un week-end de 48h à New-York ? ou encore d’utiliser sa voiture pour aller chercher le pain à 2 km ? Ces pratiques irresponsables parmi des milliers d’autres vont rapidement être considérées comme écocides. C’est vrai, il faut une force d’âme extraordinaire pour s’extraire de l’inertie conformiste, d’arrêter de faire comme les autres, de vouloir les mêmes choses et d’éviter les pièges que nous tendent les « influenceurs ». Je suis effaré par l’égoïsme de ceux qui savent pertinemment que nous allons dans le mur, mais ne changent rien à leurs habitudes de consommation. Nous devons changer le narratif, et faire accepter la sobriété comme destination pour le bonheur. Créer de la valeur utile et partagée est possible. C’est le seul remède à l’éco-anxiété.
Comment peut-on agir ? Comment puis-je agir, moi par exemple ?
Si vous êtes dans le journalisme, ou les médias, je ne peux que vous suggérer de donner la parole aux scientifiques et aux entrepreneurs des entreprises contributives (ed Dunod). Le danger ne vient pas des choses que nous ignorons, mais des choses que nous pensons savoir et qui en réalité sont fausses. Les médias estiment que la question environnementale est une verticale parmi d’autres. C’est une erreur fatale ! L’environnement conditionne tout le reste, il est désolant de constater l’incompétence des rédactions sur ce sujet.
Pour aller plus loin :
Fabrice Bonnifet, Céline Puff Ardichvili (Editions Dunod, 2021)
Comptes à suivre: The Shift Project (@theShiftProject); Collège des Directeurs du Développement Durable (@c3_d); Novethic (@Novethic) …
Propos recueillis par Sophie Guignard.